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Depuis deux semaines, le silence. L’habituelle cacophonie hystérique qui accompagne la sortie en cascade des plus grosses licences du jeu vidéo en vue de Noël n’a pas lieu cette année. Tous les grands éditeurs ou presque ont sorti leurs jeux de façon anticipée, afin d’éviter le 26 octobre. Spider-Man, Assbadin’s Creed, Call of Duty ou Tomb Raider, tous ont refusé la collision frontale avec le mastondonte Red Dead Redemption 2. Rockstar Games fait peur.
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Le dernier jeu du studio américain est paru en 2013 – une éternité dans une industrie où un blockbuster chbade l’autre – et truste toujours le top des ventes. GTA V est un rouleau compresseur : plus de 100 millions de copies vendues, 6 milliards de dollars de revenus générés pour un investissement initial estimé autour de 265 millions. A titre de comparaison, le Thriller de Michael Jackson s’est vendu à 66 millions d’exemplaires et Avatar, de James Cameron, a généré 2,7 milliards de revenus cumulés. Autant dire que lorsque Rockstar sort de sa retraite, comme aujourd’hui, le reste de l’industrie s’adapte. Trônant sur une montagne de dollars et une réputation de francs-tireurs acquise grâce à leur série Grand Theft Auto (GTA), l’entreprise cofondée par les frères Dan et Sam Houser a les moyens de tout se permettre. Quand les grands acteurs du jeu vidéo se retrouvent chaque année à l’E3 de Los Angeles pour présenter leurs nouveautés à grand renfort de sons et lumières, Rockstar annonce Red Dead Redemption 2 avec une simple image monochromebalancée sur Twitter. Un geste aussi amusant que terrifiant, mélange de nonchalance rebelle et d’badurance froide d’une entreprise si sûre de son produit qu’elle n’a plus besoin d’en faire la retape. La vérité, c’est que Rockstar Games est à la fois le plus radical et le plus commercial des studios, incarnant son adolescence crétine comme ses aspirations adultes. Le succès de chaque jeu suffit à alimenter les attentes pour le suivant. Peu importe si les joueurs doivent attendre cinq ans.
Bac à sable
Au-delà de ces considérations mercantiles, les jeux produits par les multiples studios battant pavillon Rockstar se distinguent d’abord parce qu’ils posent des jalons. Les trois lettres de GTA constituent un socle commun autour duquel la culture ludique s’est développée ces vingt dernières années. Par leur ampleur démesurée, par leur niveau d’écriture, par leurs standards graphiques, chacun de ces titres est venu pointer une direction, modifiant l’industrie et transformant les attentes des joueurs. En mettant en scène l’ascension d’une petite frappe au service de la mafia new-yorkaise, GTA III (2001) a posé les bases du jeu en monde ouvert, devenu aujourd’hui la norme. Ses marqueurs : un territoire vaste qui sert d’espace narratif mais aussi de bac à sable dans lequel chacun peut se livrer à ses plus bas instincts. Avant d’être loué pour sa qualité narrative, GTA est d’abord une série de jeux où l’on peut écraser des piétons, attaquer des flics et jouer les forcenés. Les diverses polémiques sur l’ultraviolence contribuant largement à établir le blason GTA comme un objet sulfureux.
Plus ambitieuse en termes d’écriture et dans sa reproduction d’une mise en scène cinématographique, la fresque GTA IV (2008) faisait entrer les œuvres-mondes du studio dans un autre âge en racontant comment les rêves d’Amérique d’un émigrant d’Europe de l’Est venaient se fracbader contre le réel. «Une satire violente, intelligente, profane, attachante, délétère, rusée, riche, profonde et irréfutable», s’était alors pâmé le New York Times tandis que Libé célébrait l’arrivée du «plus grand jeu du monde». Derrière le concert de louanges, certains, comme le site de réflexion sur le jeu vidéo Merlanfrit, déplorent à raison que Rockstar se complaise dans un nihilisme relativiste, dont le message faussement rebelle consiste à tourner en ridicule de la même façon pollueurs et ecowarriors, politiques et militants. Difficile en effet de ne pas voir dans GTA à la fois une critique du capitalisme et son intégration parfaite, mélange d’individualisme forcené, de brutalité aveugle et d’absence de morale. Des jeux finalement à l’image de leurs héros : des petits trafiquants qui se bâtissent une destinée à la Tony Montana, le caïd cocaïno-mégalomane de Scarface. Quant à la place des femmes…
Totems
Puis vint, en mai 2010, Red Dead Redemption. Repris de justice revenu dans le droit chemin, le cow-boy John Marston était le premier personnage Rockstar à incarner une forme de moralité. Le studio y investissait le champ de ruines du western, un genre si impopulaire que le cinéma n’osait plus en reprendre les codes qu’en les transposant au polar, à la SF… Et un territoire vierge pour le jeu vidéo. La sublime chevauchée à travers les sierras et les grandes plaines de Red Dead dessinait le crépuscule du Far West, chbadé par la modernité. Une tragédie sur la fin de l’âge des héros, éclipsés par les hommes de loi, dans laquelle on accompagnait un justicier obsolète jusqu’à une conclusion qui laissait un goût de poudre et de terre sèche dans la bouche. Nouvelle licence sise dans le cadre restrictif du récit de genre, le jeu est un succès modeste à l’échelle de Rockstar (15 millions d’unités vendues quand même). Il reste néanmoins comme l’un des plus marquants de ces quinze dernières années. Un blockbuster contemplatif où le joueur s’abîmait dans des paysages devenus des totems du mythe américain, où infusait aussi une temporalité étrange, faite de longues errances à cheval percées par d’imprévisibles surgissements de violence.
Le nouvel épisode, qui sort ce vendredi, s’inscrit dans la lignée directe de ce monument en racontant les dernières heures de gloire du gang de repris de justice auquel appartenait le héros du premier jeu. Les attentes autour de ce titre sont probablement démesurées – le patron de Take Two, l’éditeur de Rockstar, a dû préciser qu’«il n’est pas raisonnable d’attendre d’un jeu qu’il puisse faire aussi bien que le produit de divertissement le plus rentable de tous les temps». Pour cette première incursion sur l’actuelle génération de consoles, Rockstar a pris le temps (près de huit ans de développement donc), mis tous ses studios sur le coup, promis monts et merveilles et verrouillé la com, ne distillant les coups d’œil sur le jeu et les interviews qu’au compte-gouttes. Après avoir été très avare en informations, depuis quelques semaines il ne se pbade plus un jour sans que le jeu ne soit à la une des sites d’info spécialisés. La moindre annonce est relayée, disséquée, les joueurs les plus fébriles décryptant les lignes de fuite de chaque photo pour tenter de reconstituer la géographie du jeu.
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Emules
Les deux heures que Rockstar Games nous a accordées laissent entrevoir une expérience splendide, regorgeant de vie, bien qu’on soit loin de pouvoir juger en si peu de temps. Aucune indication sur le budget ou le nombre d’employés mis à contribution, mais des tas de chiffres : un script de 2 000 pages, 700 acteurs mobilisés au doublage, 300 000 animations… Pas besoin de savoir ce que ça signifie vraiment, toutes ces données disent la même chose : le gigantisme. Même lorsque le patron Dan Houser se vante de semaines de 100 heures de boulot, cela semble participer du même effort. Red Dead Redemption 2, comme GTA V avant lui, est une anomalie, une inflation folle en termes de budget et de temps investis par rapport aux autres très grosses productions du secteur. Longtemps intouchable, Rockstar semble avoir fait des émules. Forts du succès de The Witcher III, les Polonais de CD Projekt développent depuis quelques années (et probablement pour quelque temps encore) l’éléphantesque Cyberpunk 2077. Le français Ubisoft, pourtant habitué aux blockbusters, ne cache pas ses ambitions pour Beyond Good and Evil 2. Forts discrets à propos du devenir de la licence Elder Scroll après le raz-de-marée Skyrim en 2011, les Américains de Bethesda pourraient revenir avec leur propre mastodonte. C’est toute une génération de monstres hypertrophiés qui incube aujourd’hui.
Des «semaines de 100 heures»
Le coprésident de Rockstar Dan Houser a compliqué la sortie de son jeu en lançant, la semaine dernière, au New York Magazine: «Nous avons fait des semaines de 100 heures plusieurs fois en 2018». Prise comme une provocation, sa sortie a remis en lumière le recours de la plupart des studios à des périodes de travail ultra-intensif («crunch») destinées à finir à temps un jeu ou une simple bande-annonce. Une méthode de management toxique qui a poussé plus d’un développeur à revoir ses choix de carrière. La frontière entre dévouement personnel et heures sup semi-obligatoires étant d’autant plus floue que nombre d’employés se trouvent dans une situation précaire. Plusieurs ex-salariés de Rockstar en ont profité pour prendre la parole et décrire des périodes de crunch brutales il y a quelques années. Houser a rétropédalé, expliquant que les semaines à rallonge ne concernaient que lui et trois autres scénaristes. Un autre patron du studio a toutefois admis dans le Guardian que Rockstar avait des progrès à faire dans ce domaine. Monnaie courante sur les blockbusters, le recours au crunch semble d’autant plus intolérable dans le cas de Rockstar que l’entreprise a la maîtrise de son propre calendrier et les moyens pour embaucher.
Erwan Cario
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Marius Chapuis
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