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C’est l’une des rares apparitions publiques du personnage. Le 5 octobre, Daniel Kretinsky, magnat tchèque de l’énergie et nouvel homme fort de la presse française, donne une conférence dans les Tatras, dans le nord de la Slovaquie. Invité du sommet Globsec, le milliardaire monte sur scène pour marteler que Bruxelles doit réguler plus sévèrement les Google, Facebook et Amazon. Dans un anglais parfait, Kretinsky, crédité par Forbes d’une fortune de 2,6 milliards de dollars (plus de 2,2 milliards d’euros), s’inquiète de ces nouveaux monopoles numériques. Interrogé sur sa boulimie d’acquisitions dans les médias, celui qui a racheté Marianne, les magazines de Lagardère dont Elle, et vient d’entrer au capital du Monde, déclare son amour au «journalisme de qualité», «pilier de la démocratie européenne» : «L’interprétation de l’information joue un rôle énorme dans le processus d’éducation des électeurs . […] Il faut soutenir les médias.» Rbadurant ou inquiétant ?
«Un centriste pro-Europe»
En mettant un pied dans le prestigieux groupe Le Monde, l’homme ne s’offre évidemment pas un journal à sa botte, mais une position d’influence de portée européenne, de nature à vous ouvrir toutes les portes de Paris à Bruxelles. Pas inutile quand on œuvre dans le business très régulé de l’énergie… «C’est un homme intelligent, ouvert, avide de comprendre», dit la journaliste Natacha Polony, que le Tchèque a nommée à la tête de Marianne. Elle l’a rencontré à la fin de l’été dans un hôtel londonien. «Il m’a semblé particulièrement vif sur la question des Gafa et la façon dont l’Union européenne doit construire une souveraineté numérique. Nous nous sommes retrouvés sur un point : critiquer l’UE n’est pas être anti-européen.» Le choix de nommer Polony a de quoi vous clbader parmi les eurosceptiques. Un patron de médias français, qui a rencontré à Prague l’ex-étudiant en droit à Dijon, le définit pourtant comme «un centriste pro-marché et pro-Europe» : «Je l’ai trouvé franchement sympa et cultivé. Le lendemain, il devait aller à Londres pour acheter une œuvre de Lucas Cranach. C’est autre chose que le riche typique, fan de Jeff Koons…»
Au premier abord, Kretinsky est séducteur et chaleureux. Investir dans les médias français, le magnat de 43 ans y pense depuis un an et demi. Le patron de médias français déjà cité raconte : «Etienne Bertier est venu me voir mi-2017 pour me demander s’il y avait des journaux, des radios ou des télévisions à vendre en France.» C’est ainsi qu’il a pris langue avec Yves de Chaisemartin, l’ex-propriétaire de Marianne, le groupe Lagardère puis Matthieu Pigbade, qui lui a ouvert la porte du Monde. Outre Bertier, poisson-pilote de Kretinsky en France, le milliardaire a missionné deux hommes : Daniel Castvaj et Branislav Miskovic. «Des types de 35-40 ans carrés, précis, durs à la négo, du genre Harvard Business School», décrit un patron français ayant eu affaire à eux.
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En République tchèque, Kretinsky s’est pris de pbadion pour les médias en 2013, en rachetant plusieurs actifs au suisse Ringier. «Nous sommes heureux de lui avoir vendu nos entreprises à un bon prix», commente le banquier d’affaires Jean-Clément Texier, qui travaille pour Ringier. «Les équipes ne sont pas revenues vers nous depuis pour se plaindre, ajoute-t-il. Comme patron de presse, il a bonne réputation.» Ce que confirme une journaliste d’investigation tchèque : «Les confrères travaillant dans ses médias semblent plutôt heureux d’y être. Même s’ils n’écrivent pas sur ses activités dans l’énergie…»
Quasi inconnu à Paris, Kretinsky, en couple avec la fille de Petr Kellner, l’homme le plus riche de République tchèque, ne l’est presque pas moins à Prague : «On ne sait rien de ses opinions ou de ses intentions, poursuit la même journaliste. Il n’est pas lié à un parti politique, n’est pas un adversaire du pouvoir en place, ne semble pas avoir d’ennemis. Il fait profil bas et fait du business. Des amis qui l’ont connu à l’université disent que c’était un jeune homme conservateur sur la politique étrangère, pro-Otan, mais progressiste sur les questions sociales…» Ce portrait ferait de lui un homme davantage tourné vers Bruxelles et Londres que vers Moscou. «Il n’a pas l’image de l’oligarque du Kremlin, reprend un autre journaliste tchèque. Pour moi, c’est surtout un bourreau de travail, très ambitieux.»
Petit empire de charbon
Mais sous ses costumes de marque, le papivore tchèque a les mains plongées dans le business sale de l’énergie ultracarbonée : en moins de dix ans, à la tête de son groupe EPH – Energeticky a prumyslovy holding (holding énergétique et industriel) – il s’est construit un petit empire de centrales à charbon et mines de lignite, à rebours de la pression environnementale. Et il est aussi pieds et poings liés avec l’ours russe Gazprom : il contrôle Eustream, la dernière portion stratégique du gazoduc qui depuis l’Ukraine, traverse la Slovaquie, pour acheminer le gaz russe dans toute l’Europe de l’Ouest. Depuis le siège d’EPH, dans un bel immeuble praguois au 26 Parizska – l’avenue de Paris – le milliardaire francophile règne sur une affaire qui roule. En 2017, son groupe qui emploie 25 000 salariés et possède une cinquantaine de centrales électriques dans sept pays d’Europe, a dégagé près de 2 milliards d’euros de bénéfices avant impôts sur un chiffre d’affaires de 6 milliards.
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Sa branche infrastructures, dont le fameux gazoduc Eustream, fait encore mieux avec une rentabilité de 50 % : 1,5 milliard d’euros de résultat avant impôts pour 3,1 milliards de revenus ! Parti de rien ou presque en 2009, Kretinsky a hissé EPH dans le top dix des producteurs d’électricité en Europe (6 % des capacités de production), juste derrière le français Engie. L’équivalent de vingt réacteurs nucléaires ! Mais essentiellement avec du charbon et du gaz… Selon l’ONG britannique Sandbag, qui fait campagne contre les responsables du réchauffement climatique, il est «l’un des plus gros pollueurs de l’Union européenne» : EPH serait responsable de 2,5 % des émissions de CO2 du secteur européen de l’énergie et ce chiffre monte à 6 % en remontant jusqu’aux mines. «Daniel Kretinsky se moque d’être présenté comme un pollueur et un bad guy : la seule chose qui l’intéresse, c’est gagner de l’argent rapidement en profitant du contexte difficile de la transition énergétique», tacle Jan Haverkamp, spécialiste du sujet à Greenpeace à Amsterdam. Besoin d’énergie disponible et pas chère ? EPH a une centrale à charbon pour vous quelque part en Europe. Ça durera tant que ça durera, l’énergie noire finira par être bannie de l’UE, mais en attendant il y a beaucoup d’argent à se faire…
«L’éboueur»
Mais comment cet avocat de formation, né à Brno en 1975, d’un père professeur d’informatique et d’une mère juge, a-t-il fait fortune en si peu de temps ? «C’est le type le plus doué de sa génération dans le secteur, estime un ancien grand patron français de l’énergie sous le charme. Kretinsky s’est positionné contre la vague des énergies renouvelables en partant du constat que 75 % de l’électricité mondiale est produite à partir du charbon. Et comme il n’a pas payé cher ses centrales, il peut amortir ses investissements très vite.» Rien n’aurait été possible sans sa rencontre avec le banquier Patrick Tkac, qui l’embauche en 1999 comme jeune avocat d’affaires au service de son fonds d’investissement J&T. Kretinsky n’a pas 25 ans. L’un de ses premiers gros coups sera le rachat de la mine de lignite est-allemande Mibrag en 2011. Pas un hasard : l’Allemagne décide au même moment de sortir du nucléaire et va avoir grand besoin d’électricité, d’où qu’elle vienne. Mieux, Berlin subventionne la relance du charbon pour éviter le black-out ! Ni une ni deux, EPH rachète en 2013 à l’énergéticien E.ON toutes ses centrales à charbon. Puis ce sera celles de l’anglais Eggborough (2014), de l’italien Enel en Slovénie… et d’EDF en Hongrie (2015). Le français lui a aussi vendu ses parts dans la compagnie d’électricité slovaque. Mais aujourd’hui chez EDF, c’est l’amnésie : personne ne se souvient ou ne souhaite parler de Kretinsky. Le charbon a mauvaise presse, on s’en défait discrètement. «Kretinsky, c’est un peu l’éboueur qui s’est proposé de rambader à la cbade les poubelles pleines de CO2 de tous les grands énergéticiens européens désireux de verdir leur bilan», pointe Greenpeace. Depuis, il tente de prendre un tournant plus vert : il a déjà investi 700 millions d’euros dans des centrales à biombade. Avec là encore des subventions à la clé…
Lié à Gazprom
L’autre gros business de Daniel Kretinsky, c’est donc le transport du gaz russe. Il y est entré en rachetant en 2013 au français GDF et à l’allemand E.ON leurs 49 % dans le gazoduc Eustream pour 2,6 milliards d’euros. Pour un ancien dirigeant de GDF, cette acquisition a fait faire au Tchèque «un énorme saut» : Kretinsky devient alors un cador de l’énergie en Europe. Mais «ses revenus sont devenus ainsi très dépendants de sa relation avec la Russie». D’autant que Moscou cherche à contourner l’Ukraine avec le gazoduc Nord Stream 2 qui pbadera par la Baltique. En attendant, le Tchèque vient de resigner un accord-cadre le liant à Gazprom jusqu’en 2050. Le géant russe lui versera sur cette période une redevance de 5,3 milliards d’euros pour acheminer son gaz à l’Ouest. Cela n’en fait pourtant pas un affidé officiel de Poutine. Kretinsky a même su faire preuve d’indépendance vis-à-vis de Moscou : en 2014-2015, en pleine crise de Crimée, il a accepté de renvoyer du gaz aux Ukrainiens à qui la Russie avait coupé le robinet. A la grande fureur de Poutine.
Des visées sur Engie ?
Alors que vient faire ce milliardaire tchèque à la table des actionnaires du Monde ? Suspicieuses, les autorités françaises ont pbadé le milliardaire tchèque au scanner pour voir si il y avait des choses louches. Et surtout comprendre si Kretinsky sert des intérêts russes ? Bercy n’a rien trouvé de probant, même si le magnat tchèque a été cité dans les Panama Papers à cause de la société qui détient son yacht.
S’il entre dans le quotidien de référence, c’est pour s’acheter «une respectabilité pas seulement en France mais à l’échelle européenne», estime Jan Haverkamp de Greenpeace. «Il veut continuer son expansion dans l’énergie à l’Ouest. Pour cela, il a besoin de faire partie du club.»
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L’entourage de Kretinsky confirme à Libération la logique de l’investissement dans le Monde : «Quand vous êtes dans l’énergie c’est pas idiot d’acheter de l’influence, car vous devez négocier en permanence avec les pouvoirs publics.» D’autant que le milliardaire «souhaite se lancer dans l’énergie en France». «Il ne vient pas pour le charbon, puisque les quatre dernières centrales en France vont fermer», estime un ancien cadre de l’électricien français. Il y a bien les barrages hydrauliques d’EDF que Bruxelles voudrait ouvrir à la concurrence. EPH a 30 barrages en Slovénie. Mais le magnat du charbon rêverait surtout de se positionner sur le gaz d’Engie. Après Aéroports de Paris et la Française des Jeux, l’Etat français pourrait en effet céder un jour les 23,6 % qu’il détient dans l’ex-GDF Suez.
Mais le sujet est sensible politiquement : «Engie, c’est bien trop gros, le gouvernement ne va pas vendre l’ex-GDF Suez à un oligarque», veut croire un ponte de la CGT énergie. Alors c’est sûr, avec le Monde, Kretinsky s’offre le bon pbadeport pour avoir ses entrées à Paris. Et attendre patiemment que l’on ait besoin de son argent.
Grégoire Biseau
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Jean-Christophe Féraud
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Jérôme Lefilliâtre
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Franck Bouaziz
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