enquête sur les dérives du portage salarial



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Des salariés indépendants ont décidé de porter plainte pour “escroquerie” et “pratiques commerciales trompeuses”. Ils estiment qu’il y a des anomalies sur leurs fiches de paye éditées par des sociétés de portage. La justice a ouvert deux enquêtes.

Le principe du portage salarial est le suivant : une société (de portage salarial) sert d’intermédiaire entre un consultant indépendant (salarié porté) et l’entreprise pour laquelle il va travailler. La société de portage salarial s’occupe du contrat de travail et des fiches de paie du salarié porté, qui se trouve ainsi déchargé de tout l’aspect administratif, moyennant des frais de gestions.

Le problème, c’est que selon de nombreux témoignages recueillis par la Cellule investigation de Radio France, des fiches de paie de salariés éditées par des sociétés de portage comporteraient des lignes de cotisations intrigantes. “Il s’agit de prélèvements et de cotisations qui n’ont pas à être badumés par le salarié”, estiment les avocats William Bourdon et Bertrand Repolt, qui défendent plusieurs salariés portés.

Dans certains cas, le taux de prélèvement serait anormalement élevé. Parfois, le salarié indépendant se voit même prélever des taxes “qui sont, de manière réglementaire et légale, à la charge de l’entreprise, pas à la charge du salarié”, ajoutent les deux avocats.

En juillet 2018, l’un de ces salariés, Martial Arnéodo a décidé de porter plainte contre deux sociétés : Portageo et Ventoris Consulting. En plus des frais de gestion payés à son entreprise de portage salarial, ce consultant en informatique considère qu’on lui aurait indûment prélevé des montants figurant sur trois lignes de son bulletin de salaire :

Extrait d'un bulletin de paie de Martial Arnéodo émis par la société Portageo 
Extrait d’un bulletin de paie de Martial Arnéodo émis par la société Portageo  (DR)

En deux ans et demi, j’estime qu’on m’a prélevé indûment 13 000 euros. Pour moi, ce sont des lignes destinées à augmenter la marge de certaines entreprises.”

Contactée, la société Portageo explique qu’elle “respecte la convention collective des salariés en portage salarial et continuera d’appliquer toutes les évolutions réglementaires propres au secteur d’activité. […] Bien que Portageo n’ait pas reçu d’information officielle [sur] une procédure judiciaire [en cours]”, la société estime qu’il n’est “pas opportun pour le moment de commenter quoi que ce soit, sans avoir une pleine connaissance de la réalité des choses.”

Même interrogation avec la société Ventoris Consulting. Le consultant en informatique Martial Arnéodo conteste un prélèvement mensuel de 7% sur sa fiche de paie, baptisé sans plus de précisions “autres charges patronales”. Pour le responsable de la société Ventoris Consulting, Franck Marcq, que nous avons interrogé, ce prélèvement “autres charges patronales” de 7% est légal. Il correspond, selon lui, à “des taxes fiscales et parafiscales” reversées ensuite aux différents organismes collecteurs. “Nous respectons totalement la législation, explique le patron de Ventoris. Les salariés sont informés avant de venir chez nous. Ils valident ce mode de fonctionnement.”

D’autres salariés portés s’interrogent. C’est le cas de Brigitte Bagella. Elle aussi a déposé plainte contre son entreprise de portage salarial, AD’Missions. Cette consultante en relation clients conteste plusieurs prélèvements sur bulletins de paie. À l’issue de multiples échanges écrits avec la société, elle reçoit une réponse de son directeur régional :

Tu as raison. Nous devons te faire un remboursement des sommes prélevées à tort et nommées frais d’exploitation hors ligne.

Directeur régional d’AD’Missions, dans un mail daté du 11 septembre 2007

Mais Brigitte Bagella juge la réponse de la société insuffisante. “Cela fait 13 ans que je paye des taxes indûment prélevées, estime Brigitte Bagella. Je veux bien payer ce que je dois, si on me prouve que je le dois.”

Contacté, le groupe Freelance.com à qui appartient la société de portage concernée dément le témoignage de Brigitte Bagella. Le groupe “coté en Bourse” explique que “ces lignes sont légales, validées par les syndicats”, que cette salariée portée “a eu toutes les réponses à ses questions, toute l’information sur l’affichage de ses frais”, que “99 % des salariés portés sont satisfaits” et qu’“un témoignage ne doit pas jeter le discrédit sur toute une profession”.

La première personne à avoir soupçonné des anomalies sur des bulletins de paie de salariés portés s’appelle Sylvain Mounier. Cofondateur en 1999 d’Axession, une société de portage, il se rend vite compte que pour exister dans ce secteur, les sociétés de portage doivent afficher des frais de gestion les plus bas possibles. Ces frais tournent en moyenne entre 8 et 12% du chiffre d’affaires du salarié porté. Mais certaines sociétés affichent des taux de 3%. Difficile donc de s’aligner.

C’est la raison pour laquelle, en 2016, Sylvain Mounier décide de revendre sa société. “J’ai dit à mon badocié : ‘On n’est pas bons !’, se rappelle-t-il. Même si nous gérions l’argent au centime près, avec le maximum de services à nos salariés, nos concurrents affichaient des frais de gestion beaucoup plus bas.”

Il fait alors la tournée des responsables de sociétés de portage salarial et découvre plusieurs pratiques suspectes : “Un patron m’a d’abord dit qu’il prélevait une cotisation sur la valeur ajoutée de l’entreprise (CVAE) dans les bulletins de paie édités par sa société. Or ma comptable m’a expliqué que cette taxe n’avait rien à faire là. Je me suis dis : ‘Tiens, c’est bizarre…'”

Ce qui est stupéfiant c’est qu’au lieu de dénoncer la triche, les patrons qui ont découvert la combine se sont dit : c’est malin… je vais faire pareil !”

“Puis le responsable d’une société m’explique qu’il fait payer à ses salariés portés des taxes qu’il ne reverse pas officiellement, poursuit Sylvain Mounier. Ça permet de se faire de la marge en affichant des frais de gestion plus bas”. Il conclut : “L’un de ces patrons m’a également expliqué fièrement qu’il était l’inventeur de ce système et qu’on l’avait ensuite copié.”

Finalement, en juillet 2017, la société Axessio, cofondée par Sylvain Mounier, a déposé plainte pour “escroquerie et pratiques commerciales trompeuses” contre plusieurs sociétés. Quant à Sylvain Mounier, il a créé la Fedep’s, une badociation de défense des salariés portés.

“Nous avions une ligne ‘autres charges patronales’ dans chaque fiche de paie, explique un ancien contrôleur de gestion d’une société de portage. Sauf que ce prélèvement n’était pas reversé aux organismes collecteurs. Il s’ajoutait aux frais de gestion qu’on facturait déjà. J’ai trouvé ça bizarre. J’en ai parlé au commissaire aux comptes de la société qui m’a dit : ‘On est obligé de faire comme ça, sinon comment veux-tu qu’on s’en sorte avec des frais de gestion à 5%. La boîte coulerait.'”

Une ancienne comptable d’une société de portage nous confie également : “en épluchant les cotisations, je suis tombée sur une ligne qui s’appelait ‘autres charges patronales’. Ça m’a interpellé donc j’ai demandé au commissaire aux comptes ce que c’était, à quel organisme je devais reverser cette somme. Il m’a dit : ‘Écoutez, il y a une partie, c’est de la marge. Parce qu’on ne peut pas tourner avec 3 % de frais de gestion.’ C’était sur toutes les fiches de paie. Une ligne paramétrée d’office avec un pourcentage identique pour tous les salariés.”

Interrogé sur le sujet, Patrick Levy-Waitz le vice-président du PEPS (syndicat des professionnels de l’emploi en portage salarial), le principal syndicat patronal du secteur, également président de l’Observatoire du portage salarial, considère qu’il peut y avoir, dans certains cas, un problème de surfacturation – une pratique “inacceptable” selon lui – en revanche, il juge tout à fait légale la présence de cotisations patronales, contestées par certains salariés, dans leur bulletin de paie. “Si vous ne mettez pas ces cotisations dans le bulletin de paie, vous n’êtes pas transparent, estime le vice-président du syndicat patronal. Cela permet au salarié de connaître exactement ce qui lui est prélevé. Cet argent rentre et sort. L’entreprise de portage ne gagne pas d’argent dessus. Si elle fait les choses proprement, elle les reverse intégralement à l’État.”

“À chaque fois que nous avons été informés de difficultés dans certaines sociétés, nous les avons exclues, badure Patrick Levy-Waitz. Mais je ne peux pas vous dire si ces pratiques [de surfacturations] sont totalement révolues. On ne peut pas faire le ménage dans des sociétés qui ne font pas partie de notre syndicat.”

Pour Patrick Levy-Waitz, comme pour la majorité des responsables de sociétés que nous avons contactés, tout a été clarifié par la convention collective complétée par un avenant négocié en avril 2018. C’est désormais à la justice de faire la lumière dans cette affaire. Deux enquêtes préliminaires ont été ouvertes, à Paris et à Nanterre. La Direction départementale de la protection des populations (DDPP) a été saisie de l’enquête.

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